L’esprit de 68 souffle-t-il encore ?

 

 

Le vent qui a soufflé dans les années 60, d’abord sur la Californie puis sur l’Europe, avait l’innocence du regard d’un enfant dans lequel brille encore le souvenir d’un monde où règnent les lois de la vie où tout est relié, tout est en interaction.  Ce vent-là a été balayé par un autre courant : celui de la volonté de puissance, du profit, de la loi du plus fort, qui régnait déjà, mais qui s’est renforcé d’autant plus que sa suprématie a été mise en danger l’espace d’un printemps.

 

 

Contre tous les stéréotypes uniformisants de la société de consommation, le vent de la contestation naissait de l’intuition que la seule façon d’inverser le sens de l’Histoire, de réagir à l’abêtissement collectif était de réveiller le sens du potentiel de chacun, revendiquer le libre épanouissement de la personne : prôner l’individualisme au sein-même de la relation à l’autre, dans la spontanéité de l’échange, car cultiver sa différence signifiait en même temps s’intéresser à la différence de l’autre. C’est cela qui s’animait sur les trottoirs des rues paralysées par la grève (1) : l’envie de se parler, de parler à tout un chacun, de questionner tout ce qui émergeait des interdits et de se demander ensemble de quoi devrait se composer la vraie vie.

 

 

« En mai dernier, on a pris la parole comme on a pris la Bastille en 1789 » (2)

 

Ce qui s’écrivait sur les murs, ce qui était débattu dans les amphis, à l’Odéon, dans la rue, dans les usines occupées, mettait à jour de nouvelles valeurs, de nouvelles compréhensions, de nouvelles façons de voir :

 

« L’imagination prend le pouvoir »

« Ici on spontane »

« Il faut systématiquement explorer le hasard »

« L’action ne doit pas être une réaction mais une création »

« Nous voulons les structures au service de l’Homme

et non pas l’Homme au service des structures « 

« Une pensée qui stagne est une pensée qui pourrit »  

« Ceux qui parlent de révolution et de lutte des classes sans se référer à la réalité quotidienne parlent avec des cadavres dans la bouche »  

« Nous ne sommes ni idéalistes, ni utopistes, nous vivons les idées »

« Un bon maître, nous en aurons un quand chacun aura le sien »

« La révolution doit se faire dans les hommes

avant de se réaliser dans les choses »

« D’abord, contestez-vous, vous-mêmes »

« Le pouvoir sur ta vie, tu le tiens de toi-même »

« Vous demandez l’autogestion ? Commencez par l’auto propriété »

« Etre libre en 68, c’est participer »

« Pacifistes de tous les pays, faites échec à toutes les entreprises guerrières en devenant citoyen du monde »

« Ouvrez les fenêtres de votre cœur »

« La poésie est dans la rue »

 

Sans prétendre à l’exhaustivité voici quelques-unes des prises de conscience

qui se faisaient :

 

1- La Jeunesse est une entité en soi, qui a des aspirations en tant que telle, et dont la société entière doit tenir compte comme étant un organe de ressourcement pour elle.

 

2- La Nature est la grande absente dans la vie des citadins qui ne connaissent plus ses rythmes, ses lois, ses qualités vivantes et soignantes.

 

3- Le Féminin est un monde de valeurs qui est l’exacte contre partie de celles de la civilisation paternaliste ayant généré l’esprit de compétition, de possession et de conquête. De là, il s’en suit qu’il est à cultiver en l’homme comme en la femme comme principe permettant d’autres formes de relations basées sur la compréhension de l’autre et la non-violence.

 

4- La Positivité permet de discerner ce qui n’est pas enfermé dans ce à quoi l’on s’oppose et d’ouvrir d’autres chemins que celui du combat à tout prix.

 

5- L’Art est une forme d’expression du Vrai plus essentielle que les discours.

 

6- Le Sixième Sens est lié à ce que nous sentons sans pouvoir le prouver rationnellement et nous devons en tenir compte dans nos choix. En définitive, c’est le cœur qui dit oui ou non.

 

7- Le principe de plaisir est bien souvent en distorsion avec le principe de réalité. Ce qui implique de s’interroger sur la notion de plaisir, de ne pas s’en tenir à son sens le plus immédiat.

 

(1)     La plus grande grève de l’histoire du monde industrialisé (10 Millions de grévistes)

(2)    Michel de CERTEAU (1925-1986), « Pour une nouvelle culture : prendre la parole », Études, juin-juillet (1968).

 

Si nous étions tentés de dire à propos de ce mouvement qu’il a « échoué », il y aurait plusieurs sortes d’échecs à décrire. Mais, ils passeraient tous à côté de la cause essentielle, qui n’a fait l’objet d’aucune étude, à ma connaissance. Une caractéristique de ce mouvement, qui le distingue des révolutions sociales autant que des révolutions culturelles, c’est le fait qu’il a « pris » des deux côtés (le souci du social et l’exigence du libre épanouissement individuel). Mais il n’a pas su en faire un tout cohérent. Il est resté sans cesse dans la contradiction entre d’un côté les militants du social et de l’autre les chercheurs d’extase.

 

 

La revendication d’autonomie aurait dû s’inscrire dans la lignée de l’exigence inscrite sur le fronton du temple grec : « Ô Homme, connais-toi toi-même ».  Mais nous voulions le résultat immédiat de « la jouissance d’être soi-même », sans prendre le temps d’analyser la complexité de tout ce qui anime notre vie intérieure : les sentiments, les pensées, les désirs, les instincts, en se demandant où est le chef d’orchestre, et quels sont ses critères pour faire dialoguer harmonieusement les vents, les cordes, les percussions.

 

 

L’esprit de 68 s’est d’un côté noyé dans les paradis artificiels et de l’autre enlisé dans les récupérations par les grands appareils, les idéologies officielles réduisant les objectifs de ce mouvement à un simple programme revendicatif.

 

 

 

Si tu veux changer le monde, commence par te changer toi-même !

 

 

Ce qui aurait pu mener ce mouvement vers un réel apport culturel et sociétal dont nous pourrions bénéficier à présent, ne pouvait que passer par un chemin de connaissance de soi tel que Simone Weil (la philosophe 1909-1943) en a montré l’exemple. Les nombreuses considérations de Simone Weil sur « la qualité d’attention » décrivent le processus de connaissance par lequel on peut aller jusqu’au bout de la contradiction entre le souci de soi et le souci du monde. La clef est dans ce constat final :

 

« Nous devons mourir pour libérer l’énergie attachée (à l’objet),

afin de posséder une énergie libre susceptible d’épouser

le vrai rapport des choses. » (citation de S.W.)

 

 

Les libertaires de 68 ne pouvaient prétendre changer le monde sans exercer pour eux-mêmes le chemin weilien d’appropriation de l’énergie des désirs, afin de la rediriger librement vers des objectifs choisis en connaissance de cause.

 

 

 

L’initiative libre et coopérante

 

 

Les nouvelles générations de notre 21ème siècle portent en elle cette étonnante abnégation pour se porter vers des combats d’avant-garde, au nom de l’alliance entre les deux principes : initiative libre et coopérante. Il s’agit alors de s’auto-éduquer concrètement avec ces critères-là, ce qui est un processus continu, pour que les initiatives coopérantes puissent mener à bien leurs imaginations, leurs intuitions et leur bonne volonté vers de réels nouveaux modèles de société. (voir l’expérience de la ZAD de Notre Dame des Landes)

 

 

Expérimenter la création à plusieurs, la co-création, comme on dit… quel que soit le domaine. Sortir des conventions, des formes de vie dont on n’a pas interrogé le bien-fondé pour chercher des objectifs, des conceptions de vie, de travail, de consommation, de loisirs, dans lesquels puisse s’associer harmonieusement l’être de chacun et le vivre ensemble.

 

 

Et lorsqu’on cherche ensemble, qu’on expérimente ensemble, à plusieurs, c’est forcément un immense travail pour trouver comment s’ajuster, comment tenir compte de l’avis de l’autre, ne pas se faire de jugements à priori, ne pas être jaloux… et finalement considérer, avec l’expérience que de voir d’abord la faute qui est en soi-même permet de dresser les ponts les plus efficaces par-dessus les situations chaotiques.

 

 

 

Danièle Léon   06 26 24 90 59  atelierduverbe@gmail.com

Théâtre l'Atelier du Verbe 17 rue Gassendi  75014 Paris 
http://theatreatelierduverbe.com/   

Podcast du 27 avril F.Culture Interview Danièle Léon pendant le premier quart d’heure :

https://www.franceculture.fr/emissions/les-pieds-sur-terre/lesprit-de-mai-22-tout-changer